Jacques Vandamme reconcilié
Je suis le travail de Jacques Vandamme depuis longtemps.
Il en arrive aujourd’hui à un point d’où s’éclaire le chemin, parsemé de remises en question, qu’il a suivi.
Tel Rousseau juge de Jean-Jacques, Jacques s’interrogeait inlassablement sur ce que Vandamme fabriquait. Il l’avait à l’oeil.
Jacques et Vandamme n’allaient pas aisément du même pas. Ils se toisaient, irréconciliables.
C’est quoi ces pattes de mouche ? ironisait volontiers le premier.
Eh bien, voilà, répond enfin le second, tu as tout compris, ce sont bien des pattes de mouches. De parfaites, de magnifiques pattes de mouches, et je n’en fais pas mystère.
Est-ce que, si un oiseau peignait, ce ne serait pas en laissant choir ses plumes, un serpent ses écailles, un arbre à s’écheniller et à faire pleuvoir ses feuilles? se demandait Jacques Lacan, cherchant à élucider ce qui est au ressort du miracle du tableau.1
Affaire de chutes donc. Affaire de chutes de corps. Et de déposition du regard. N’est-ce pas ce que nous touchons du doigt à travers les dernières oeuvres de Jacques Van Damme, prenant pour objet une hécatombe de mouches?
Leur dépouillement ne trompe pas.
M’est-il permis de citer encore Lacan?: Toute action représentée dans un tableau y apparait comme scène de bataille. Tomber « comme des mouches » est une expression, attestée pour la première fois en 1690 par Furetière, à propos des soldats sur le champ de bataille.
Les mouches sont ses anges rebelles, à lui.
En vérité, la bataille de Jacques avec Vandamme a trouvé un champ propice: celui que se livre, depuis l’invention de la seconde, peinture et photographie. La photographie n’a pas tué la peinture, comme cela fut redouté, mais elle l’a poussée vers des voies tournant de plus en plus radicalement le dos à la représentation. En retour, elle a très rapidement influé sur la photographie. Est apparu ce qu’on a appelé le pictorialisme. En passant -définitivement? je ne sais- à la photographie, Jacques s’inscrit-il en héritier de cette voie? Non. Ce n’est pas dans une telle perspective illusionniste qu’il use de la photographie.
Le premier grand choc esthétique qui fut le sien -il avait treize ans- se trouve ailleurs. Au cinéma, dans le néo-réalisme italien, et le film de Visconti Rocco et ses frères.
A présent, Jacques a resserré l’objectif, et cerne l’objet ô combien matériel, quoi qu’insubstantiel et insaisissable, qu’est la chute. Ca tombe. Mouches, sable, pluie…
L’impression est étrangement tactile autant que visuelle. En quoi il reste peintre, plus que jamais.
Sûr de ses moyens, dont il n’a que trop douté.
Yves Depelsenaire 25 11 2022
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1 J.Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, p.104
Deux champs visuels
Le travail de Jacques Vandamme ouvre à deux champs visuels : de loin, certaines oeuvres paraissent pointillistes; ensuite, nous rapprochant, nous découvrons un sujet sous-jacent. Un sujet-objet de photographie, avec son mouvement propre. Il s’agit d’une chute, c’est-à-dire un lieu de rupture obligé avant transformation…
Jacques parle de la Chute, mais sans vouloir énoncer un mot trop usagé. Une toile laissée quelque part sans trace, un tableau datant de la Renaissance, un peintre italien oublié, voilà pour lui une référence, et sentiment, émotion cherchent leur expression à travers les oeuvres exposées, après un long chemin, un sinueux voyage. Pour mener à ceci, des détours par des moulages, des photos d’objets reconçus et non préconçus ont été nécessaires, ou plus simplement un choix opportun à des moments donnés.
Partant de photographies, Jacques organise un univers plein de contre-courants. Le mouvement des insectes est pris dans des rets colorés, ils sont vivants et pétrifiés, puis rendus aux passants. Ce travail ouvre à un certain mystère, lequel tient aux fonds, fondus enserrant les diptères ou hyménoptères, et que contrebalance la géométrie résultant des mises en scènes ou du rapport fond-sujet. Jacques scénarise le vertige des insectes, la rapidité, le kaléidoscope d’une vision en accéléré. Il fallait, d’après Matisse, prendre appui sur le réel pour s’en libérer…
Les oeuvres, dont la modernité commence avec une technique bien personnelle, fouillent l’infiniment petit à certains moments, nous disant combien la vue est parfois interdite aux éléments minuscules, et que, se répliquant, le minuscule est susceptible d’envahir la totalité de l’espace. Comme une démographie devenue incontrôlable.
Parmi les « images » proposées, certaines tiennent d’une forme de tressage, lisibles d’un point de vue plus significativement poétique, entrelacs d’encres et de matières suggestives, reliefs étranges, telle la vision d’une nuit coulée comme un plomb coloré sur la froidure lumineuse de la ouate.
Après des années de création où la couleur s’exprimait joyeusement et en force, Jacques est entré dans un règne adouci et plus intimiste avec ses séries d’insectes prétextes à l’expression et au mouvement, comme s’il avait décidé d’avancer vers son sujet avec une douceur aussi prudente que décidée.
Il entre aussi dans ce travail des matières naturelles comme le sable, la sciure… Peut- être est-ce là le point de départ d’un autre mystère, d’une nouvelle sensualité rompant avec le domaine des seules surfaces lisses…
Derrière le masque parfois quelque peu sévère d’oeuvres qui seront qualifiées d’abstraites bruisse ici une âme très sensible pour laquelle l’art est refuge, don de transmission, recherche pure et mutations. Sur la longue durée.
Bernadette Morelle 27 24 2023